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Betdenrire

Vapeur et Gasoil - Episode 6/10

26 Juillet 2020, 21:18pm

Publié par Philippe Lepers

Vapeur et Gasoil

 

Épisode 6/10

 

– Calme-toi, Ringard, rien n’est perdu, murmure Jojo en effectuant un impeccable démarrage sous une pluie d’escarbilles de bois carbonisés. Il faut dire que ces particules plus légères s’échappent de la cheminée plus facilement que celle produite par la combustion du charbon beaucoup plus dense. Le panache immaculé vaporisé dans la boîte à fumé, s’échappe à présent droit dans le ciel. Son jappement saccadé au fur et à mesure que le train prend de la vitesse redonne vie au convoi.

La chauffe au bois est toujours d’actualité en Amérique du Sud sur les lignes secondaires à voies étroites.

– Cela sent bon la vapeur. Bien dommage pour les voyageurs confinés dans leur bocal à mazout ! clame un joli cœur ragaillardi.

Ces derniers, sous la houlette de Tape-dur au volant, s’apprêtent à gravir le col de Chemys. Le car ne va pas vite. La montée se fait en seconde et ce qui sort du pot d’échappement ne sent ni la rose, ni la Violette.

À l’intérieur, les conversations vont bon train.

L’un des paysans s’adressant à son confrère après avoir, d’un revers de manche, essuyé le goulot de sa bouteille de Calva bientôt vide :

– Qu’est-ce qu’elles valent les vaches à la Fouere de Trifougnac aujourd’hui ?

– Ben mouai, répond l’autre, en s’apprêtant à faire plaisir à son gosier en ingurgitant une nouvelle rasade, la Frisette, tu sais, celle qui voulait pas pondre, m’en ai tiré tout juste trois francs le kilo, et encore parce que je l’ai vendu à un fumeur de hareng pour faire du saucisson pur porc.

C’est ti pas honteux tout de même quand le charcutier nous les revend 12 francs le kilo !

– Crée vingt Dieux, nous reste plus que le lait pour faire not beurre !

Un crissement de pneu en sortie de virage les ramène à la réalité.

Une rangée plus loin, les deux campeurs dévissent sur le camp de camping de Trifoulli.

– Toi qui le connais bien, dit l’un d’eux, il est comment le camping de Trifouilli ?

– Original. Par exemple dans les allées, repérées par des lettres, les tentes sont numérotées comme dans les rues. Moi, l’année dernière j’étais au BX 172.

– C’est dingue !

– Il y a un rigolo qui avait même rajouté des plaques en bois à certains endroits. Au AC-52, où il n’y avait qu’une tente, c’était l’avenue de la tente, au X-18 où son oncle et sa tante était installés, c’était l’avenue de la Tante et où il y avait les toilettes, c’était l’impasse de l’attente !

– Quelle organisation !

Une des deux vieilles filles ne se remet toujours pas de ses émotions et raconte à qui veut l’entendre que l’on n’y reprendra plus. Il faut dire que Le tangage plus au moins prononcé de l’autocar épousant les sinuosités de la route et la conduite musclée de Tape-dur ne sont pas pour la rassurer.

Le Notaire n’est pas moins furibard :

– Et moi, pensez-vous, j’ai un rendez-vous très important ! J’ai un testament urgent à rédiger. Hier, le docteur de mon client m’a annoncé que ce dernier n’avait plus que 24 heures à vivre ! Il sort sa montre gousset.

– Voyons, il m’a téléphoné hier à 11heure 07. Il est maintenant 10 heures 30. Il ne lui reste donc plus que 37 minutes à vivre ! Pourvu que le médecin se soit trompé dans son diagnostic de quelques heures sinon je rate la plus belle affaire de ma vie ! Le brusque franchissement d’un cassis le rappelle à la réalité de la route qui compromet la vélocité tant espérée.

L’Anglais, assis derrière lui, imperturbable face aux aléas de la route, converse à bâton rompu avec la nurse dans la langue de Shakespeare. Son légendaire flegme britannique semble toutefois mis à mal par les avaries à répétition et il ne manque pas de faire remarquer à son interlocutrice tout le manque d’organisation des Français.

Les jeunes filles assises toutes les quatre sur la banquette arrière, ne semble pas inquiètes du retard accumulé ni des secousses amplifiées par le porte à faux arrière de la cabine, elles dissertent de quelles manières elles vont occuper leurs vacances. Si pour les après-midi il est prévu baignade et bains de Soleil, elles s’émoustillent au sujet du bal annoncé pour ce soir sur la plage de Trifouilli. Elles discutent ferme sur la présence éventuelle de garçons sachant danser. Faire tapisserie au moment du quart d’heure américain, bonjour la honte !

Les deux Blousons gris, deux places devants, se montent le bourrichon. C’est à celui dont le père a la plus grosse voiture, meilleure profession ou Violon d’Ingres. Les filles rient sous cape de leur manque de maturité. Ce n’est certainement pas ceux-là qui les feront swinguer ce soir !

Les deux troufions, eux, à prêt de cent jours de la Quille, s’échange des aphorismes humoristiques pour agrémentés leur « Père Cent » cette petite brochure festive, faire-part rempli de canulars et autres récits bidonnants destinés à être envoyé aux proches pour réclamer quelques sous en prévision de leur sortie de la vie militaire. Par essence, la tête de Turc est évidemment l’adjudant-chef à qui l’on prête toutes les bêtises et maladresses de la Terre.

– T’as vu comme on les a eus ! Jubile Tape-dur. Doivent faire une sacrée tronche !

– Oui pour le moment on les a bien eus, mais je les connais, ils ne s’avouent pas vaincu facilement.

– Que veux-tu qu'ils fassent maintenant ? Ils sont derrière nous !

– Le Jojo a plus d’un tour dans son sac Méfions tout de même !

– Te fait pas de bile, moi je te dis que l'affaire est dans le sac.-      

– J’ai quand même entendu dire, l'autre jour au café de la Mairie que, dès qu'il a avalé une tasse de café, il devient un génie ! On aurait dû saboter la cafetière qu'il a en permanence dans sa machine !

 

– T’inquiètes pas, et tu ferais mieux de faire casquer les clients qui n'ont pas encore payé !

Pendant que le car continu son ascension du col de Chemyz avec maintes embardées aux passages des épingles à cheveux et autres nids de poules, le train s’apprête à pénétrer dans le tunnel du Sixétain, seul tunnel de la ligne qui détient en France le record de longueur pour une ligne à voie de 60. 1499 mètres en ligne droite (Pendant l'occupation les Allemands avaient utilisé la particularité de ce tunnel dirigé vers l’Angleterre pour y installer, juste à sa sortie, une rampe de lancement pour V 1. -Les sabotages de la résistance et le débarquement proche les avaient empêchés de s’en servir).

En légère pente positive vers la mer, il a été percé pour permettre de franchir le col à une altitude raisonnable contrairement à la route qui escalade la colline sous une très forte pente et en lacets multiples. Cette différence va profiter pleinement à nos ferrovipathes pressés d’en découdre.

Le joli panache de vapeur, qui semble si léger à l'air libre, mais à la pression irrésistible quand elle est confinée, disparaît soudain du paysage. Happé, au beau milieu de cet environnement bucolique par la gueule béante du tunnel, notre convoi se retrouve en pleine obscurité. Un long coup de sifflet strident déchire la nuit comme des larmes de musiques pleurent un adieu au jour.

À la lueur blafarde de la lampe à huile accrochée au plafond de la cabine et au rougeoiement intermittent du foyer avalant son lot de bois fendu, mécanicien et chauffeur sont concentré sur la manœuvre. Tel Hadès penché sur son antre, Ringard enfourne la nourriture que réclame Perséphone la compagne du dieu des enfers.

La pression est à son maximum.

La respiration soufflante, et par à-coups plaintive de la bête est parasitée par les vibrations et grognements des châssis et des caisses des wagons au passage des éclissages de voie. Au milieu de cette nuit artificielle, le Tagadam-Tagadam donne le tempo à cette orchestration toute droite sortie d’une livrée symphonique des ténèbres.

Malgré le volume pris à bord par les bûches de bois, Il y en a partout, même sur la plateforme du premier wagon, nos deux compères s’activent. Injection, alimentation coups de Ringard (il s’agit du crochet cette fois) pour briser les scories mortes de la grille de feu. À chaque manipulation des braises une nuée ardente faite de scories et d’étincelles, frappent la voûte pour retomber en pluie incandescente sur le convoi. Gare à ceux qui ont le nez en l’air, aux fenêtres ou sur les plateformes ! Les escarbilles dans cet environnement confiné qu’est un tunnel, ne choisissent pas leur victime qu’elle soit de coton, de laine, soie ou synthétique. Elles y font des trous !

Jojo sirote son quart de café bouillant à petites gorgées. La petite lueur qui rougeoie dans ses yeux à chaque fois que Ringard ouvre le foyer, en dit long sur sa pugnacité à relever le défit que Tape-dur et La Fouine lui ont lancé.

Aux rares temps morts, Ringard caresse sa médaille de la Madone pour tenter d’influencer le sort en leur faveur.

– Résumons notre plan de bataille. Il faut que ta femme soit prévenue au plus tôt pour fermer la barrière avant le passage du car. Un temps suffisant pour que nous puissions passer les premiers et faire ce que nous avons prévu avec nos amis scouts. Qu’en penses-tu Ringard ?

– Ma qué, c’est la bonne solutionne, j’en souis sour ! Mais alors ! Il faut téléphoner tout de suite à Carmen !

– Téléphoner, non, on perdrait du temps. Il faudrait alors s'arrêter, brancher l'appareil sur la ligne aérienne, et ces salauds sont bien capables d'avoir coupé les fils.

– Alors yo né vois pas comment tout va faire Amigo.

– J’ai bien mieux. Que penses-tu de Tacot ?

Ringard, regardant Tacot qui avait dressé l'oreille.

– Tout a touyour des idées dé zénie !

C'est oune brave toutou, Carmen, elle donnera nonos ! Maintenant tout mi done dé détails.

– Voila, nous allons mettre un message à son collier et nous le lâcherons au raccourci qui précède la grande boucle que fait la voie avant le passage à niveau. Tu sais qu'à cet endroit la route est très sinueuse et que le car ne peut pas aller vite. Le chien arrivera bien avant lui.

Tacot semble approuver d’un hochement de tête.

– Tout a touzours résone, Jojo !

– Bon,alors j'écris… Zut mon stylo ne marche plus!

– Tiens, prends mou crayone, c'est plou sourd !

Jojo, cherchant le meilleur angle de clarté pour griffonner son message sur un morceau de papier toilette, fini par s’appuyer sur la Chaudière au droit de la lanterne : URGENT

Carmen, ferme la barrière immédiatement.

Ne la rouvre que le plus tard possible après notre passage

Ne rouvre vraiment sous aucun prétexte.

Le car ne doit pas passer avant nous.

Ne cherche pas à comprendre, on t'expliquera plus tard !

Signé : Jojo.

– Nous approchons do la fine del tunnel!

– Bon, maintenant, essayons de repérer le car.

Le train passe brusquement des ténèbres à la clarté. La lumière aveuglante du Soleil leur fait plisser les yeux et, une fois l’éblouissement estompé, ils peuvent savourer le spectacle. Devant eux et jusqu’à l’horizon, la Manche. Une brise au large pointille les vagues d’infimes accents circonflexes d’écume qui s’élargissent en blanches ondulations. Les incessantes attaques de la marée les renouvellent sans cesse, jusqu’à ce qu’elles viennent mourir sur le sable blanc.

À l’horizon, de leur position, on distingue parfaitement les cotes anglaises et leurs blancs cordons de falaises qui donnent l’envie de les rejoindre à coups d’ailes de Goélands.

Maintenant, la voie ferrée est arrivée à son apogée. Désormais, elle descend doucement vers l’estuaire du Karaphon en serpentant entre les contreforts crayeux des landes couvertes d’ajoncs et d’Aubépines.

– Yo né lé voit pas. Doit zêtre encore en haut !

– Tiens ! Là, à gauche, au niveau de la tranchée. Il n’a pas beaucoup progressé. C’est bon signe !

– To ralentit un tout petit pou, on arrive au raccourci.Tacot, to est prêt?

– Ouaf ! Lâche la mascotte en remuant la queue, toute fière de jouer les pigeons voyageurs. Il saute de la machine et s'enfonce â travers les bruyères.

– Deuxième opération, vas vite dans le fourgon de queue, tu trouveras les pointes de tapissier achetées pour fixer le papier goudronné sur les toits des quatre couverts qui sont en révision générale. (Couvert, nom donné aux wagons de marchandises munis d’un toit ou plutôt d’un pavillon selon le terme ferroviaire.)

Ne t'en fais pas pour la chauffe, je m'en occupe. D’ailleurs maintenant ça descend, nous n'avons pas besoin de beaucoup de gaz !

À part le vieux curé qui dort à poings fermés et nos deux vieux noceurs dorés occupés à nettoyer leurs lunettes des traces d’escarbilles, il n'y a que nos dix boy-scouts, et Coco la Malice qui a sympathisé avec eux l’année passée, qui paraissent enchantés de la tournure prise par les événements. Coco la Malice a précédemment réussit à convaincre ses parents à rester seul dans le train avec ses copains. Ils se retrouveront au terminus de Trifouilli. Joli cœur, lui, est occupé à compter la maigre recette quand Ringard arrive de la machine par les passerelles.


Fin de l’épisode 5/10

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