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Betdenrire

Les blanchisseuses de Gentilly...et d'ailleurs.

13 Novembre 2021, 19:18pm

Publié par Philippe Lepers

Aujourd’hui, je voudrais rendre tout particulièrement hommage aux blanchisseuses qui   encore au début du XXe siècle trimaient comme des diablesses pour assurer la subsistance de leur foyer. Gentilly faisait partie de ces communes de proche banlieue où elles avaient migré chassées de Paris en mal d’hygiène, ce qui est paradoxal pour une communauté synonyme de propreté. Tout le monde sait qu’en France le droit de vote a été donné aux femmes qu’en 1945. Pourtant il y a une corporation féminine au XIX siècle qui a déjà franchi le pas. Il s’agit des blanchisseuses de la capitale et de sa banlieue.  À l’occasion de leur fête annuelle, la fête des battoirs, leur seul jour férié de l’année, elles élisent dans chaque lavoir et bateau-lavoir leur Souveraine. Cela se passe à la Mi-Carême, date typiquement française, autrefois également la fête des débitants de charbon et des porteurs d’eau. Très populaire, cette journée dite des blanchisseuses fait partie intégrante du Carnaval de Paris. À l’occasion  elles élisent cette fois la Reine des Reines. Vêtues de blanc et voiturées dans les charrettes de leur patron on les voit arriver par toutes les barrières avoisinant la Seine pour se joindre au cortège. Ce sont des centaines de milliers de femmes qui défilent ainsi, la plupart drapées des plus beaux habits de…leurs clientes dont elles ont pour ce jour « emprunté » sans leur consentement les vêtements ! Ces pratiques frauduleuses étaient à tel point courantes qu’un journaliste en avait fait ses choux gras sur un article peu élogieux : « …seulement, ce qui m'inquiète en les voyant défiler si richement parées, c'est de songer que c'est nous qui payons, à notre insu, les frais de la fête. Oui, mes amis, c'est notre linge qui danse ; ce sont nos chemises les plus fines qui ornent la poitrine des pages et des hérauts du cortège ; ce sont vos jupons brodés, vos cols agrémentés de dentelles qui servent à mettre en relief ou à voiler ces robustes Vénus du battoir. Essayez un peu de les arrêter au passage en leur demandant : « Et notre linge ? » Notre linge ! Nous l'aurons la semaine prochaine, quand nos blanchisseuses auront oublié les fatigues de la Mi-Carême et repris le travail ! Encore si cette mauvaise farce ne se reproduisait qu'une fois par an, mais on nous la fait tous les jours. Et pour quiconque connaît le secret des petits profits clandestins du métier, je ne crains point d'être démenti en affirmant que les trois quarts des blanchisseuses ne se gênent pas pour louer notre linge à la journée et même à la semaine. Tenez, pas plus tard que l'année dernière, précisément au sortir du bal de la Mi-Carême, j'ai fait pour une nuit la conquête d'une petite blanchisseuse, déguisée en homme. Une fois dans l'intimité déshabillée du tête-à-tête, savez-vous ce que j'ai reconnu ? Ma chemise ! Il est vrai qu'elle me l'a rendue... en baisers. » Propos ironiques et acerbes d’un journaliste prenant bien soin d’éviter d’écrire un article sur la misère qui pourrait expliquer ces incivilités. Sans commentaires.

Le défilé des Reines et le cortège de la Reine de toutes les blanchisseuses avaient une dimension très importante dans la vie festive parisienne. À la fin du XIXe siècle, en pleine révolution industrielle, c’est cent mille lavandières et blanchisseuses qui nettoyaient et blanchissaient chaque jour le linge des Parisiens. C’étaient ces femmes qui faisaient vivre les lavoirs et leur donnaient leur âme. Elles travaillaient durement et n’hésitaient pas à hausser de la voix ou à se crêper le chignon à la moindre occasion. La célèbre dispute des blanchisseuses dans le lavoir de l’Assommoir d’Émile Zola en est l’exemple le plus représentatif.

Payées journellement entre 3 et 4 francs, soit environ l’équivalent d’un peu plus de 11€ d’aujourd’hui, elles travaillaient entre 10 et 12h  du lundi au vendredi et une demi-journée le dimanche. De plus, depuis le 26 février 1732, une loi interdisant aux blanchisseuses de laver le linge dans les eaux de la Bièvre à l’intérieur de Paris, elles durent migrer hors des limites de la capitale et s'installer à Gentilly, Arcueil et Cachan. Plus tard, elles continueront à remonter le cours de la Bièvre jusqu'à Fresnes et L'Haÿ-les-Roses. De nombreuses blanchisseries existaient déjà le long de la rivière et cette loi en renforça la tradition. Au XIXe siècle, la blanchisserie domine l’activité professionnelle de ces trois villes. Des bâtiments avec des greniers à claire-voie surgissent le long des berges, ce sont des blanchisseries dont les combles servent au séchage du linge lorsque le temps ne permet pas de le faire à l’air libre dans les jardins de l’établissement. Si les lavandières frottent leur linge directement dans la rivière, les blanchisseuses utilisent le plus souvent l'eau des puits pour laver et déversent les eaux usées dans la Bièvre. Les problèmes de pollution se font rapidement sentir et au milieu du XIXe siècle, la Bièvre commence à être un égout à ciel ouvert et les habitants fuient ses rives. Cela ne semble pas gêner les blanchisseuses. Aux environs de 1900, on compte cent vingt entreprises de blanchisserie à Cachan, trente à Arcueil et une dizaine à Gentilly. (Il y en avait dans cette commune cent treize en 1732) En 1900, des patrons blanchisseurs d’Arcueil-Cachan se regroupent et fondent avec ceux de Gentilly, Bourg-la-Reine, Bagneux, L’Haÿ-les-Roses et Antony, le Syndicat des Patrons-Blanchisseurs d’Arcueil-Cachan. Il n’existe pas, à cette date, de syndicat ouvrier de la blanchisserie, peut-être parce que les personnes qui y travaillent sont majoritairement des femmes. Leurs conditions de travail sont pourtant très pénibles, elles frottent le linge à genou sur une planche ou enfermées dans un baquet où elles ont en permanence les pieds et les jambes dans l’eau. La tuberculose est responsable de plus de la moitié des décès chez les blanchisseuses et repasseuses contaminées par le linge, rarement désinfecté à son arrivée. Les lésions de la peau dues à l’emploi de lessives corrosives, les lombalgies, les varices, les accouchements prématurés sont le lot commun de ces femmes qui portent des charges trop lourdes et travaillent sans cesse debout. On travaille de très longues heures, six jours sur sept, sans congés payés, retraites ou congés maladie. Le travail des blanchisseuses et garçons de lavoirs est très physique. Celles qui pratiquent ce travail deviennent rarement centenaires. Très tôt, elles souffrent de rhumatismes, occasionnés par l’eau glaciale, ou de pleurésie, provoquée par les courants d’air. Les buandières meurent à 50 ou 60 ans quelquefois plus jeunes, épuisées par l’effort ou rongées par l’alcool. L’alcoolisme constitue un grand fléau : les trois quarts des ouvrières absorbent régulièrement, dès le matin, apéritifs, rhum et absinthe. De nombreux cafés s’installent alors dans les grands centres de blanchissage, ce qui fait d’ailleurs  la fortune de la rue Frileuse ! Un rapport de la chambre syndicale des blanchisseurs, adressé vers 1880 au ministère de l’Intérieur, évalue à 104 000 personnes la population que le blanchissage fait vivre à Paris. Il y a, parmi elles, 94 000 femmes et 10 000 hommes, soit presque 10 femmes pour un homme.  Au début du XXe siècle, l’entretien du linge de la capitale occupe 35 000 personnes à Paris et 25 000 en banlieue, dont là encore une majorité de femmes !

Rendons grâce à la plus célèbre d’entres-elles, Catherine Hubscher, plus connue sous le sobriquet de Madame sans gène. Née à Altenbach en Alsace en 1753, elle exerça un temps  le métier de repasseuse, puis celui de blanchisseuse. Elle épousera trente ans plus tard le soldat François Joseph Lefebvre futur maréchal d’Empire. À la cour Impérial, sans perdre son vocabulaire de charretière haut en couleur et ses manières populaires, elle en choqua plus d’un.  Très loyale envers l'Empereur, elle ne se retenait pourtant pas de le critiquer ouvertement avec sa gouaille de reine du battoir. Elle le désarmait. Il ne pouvait se défendre de l'apprécier pour sa franchise et la soutenait contre ceux qui voulaient la chasser de la cour tenant aussi tête à Talleyrand, pourtant expert en joutes verbales ! Vivant alors dans une grande richesse, elle n'oubliera jamais ses origines modestes : bonne et généreuse, elle venait en aide à ses proches moins favorisés qu'elle. Décédée à Paris le 29 décembre 1835, elle est inhumée au cimetière du Père-Lachaise. Héroïnes de roman où d’opéra comique, on peut, également citer « Gervaise », blanchisseuse au destin tragique d’Émile Zola dans l’Assommoir et « la belle lurette » dernière œuvre de Jacques Offenbach,  opéra-comique inachevé en 3 actes  où l’héroïne, également blanchisseuse de son état, se démène dans ce Paris bouillonnant du XIXe siècle. Notons, pour être complet, l'expression,  « Il y a belle lurette », signifiant : il y a bien longtemps, convient parfaitement à cette profession manuelle respectable aujourd’hui oubliée.

Pour clore ce chapitre, on ne peut faire l’impasse sur Jeanne Marie Le Calvet, plus connue sous le pseudonyme de Mère Denis, célèbre héroïne de publicité qui a fait en son temps la fortune d’une célèbre marque de machine à laver. Sixième enfant d'une famille de paysans pauvres, Jeanne Marie Le Calvé nait le 9 novembre 1893 à Kerallain, dans le Morbihan. À onze ans elle est placée comme fille de ferme. À 17 ans, la voilà mariée à Yves-Marie Denis, employé de la Compagnie des Chemins de Fer. Le couple quitte la Bretagne pour la Normandie et s'installe au Buat, dans la Manche. Pendant vingt-sept ans, Jeanne exercera le métier de garde-barrière sur la ligne Carentan-Carteret tout en élevant cinq enfants dont trois survivront. Au bout de 27 ans, lasse d’entendre siffler les trains toujours aux mêmes heures, la garde-barrière décide de s’aiguiller vers une autre vie. Elle quitte mari et passage à niveau pour devenir, à partir de 1944, lavandière au lavoir de Gerfleur près de Barneville-sur-Mer. Reconversion hélas aussi peu rentable que confortable ! D’une part, sa démission de la Compagnie des Chemins de Fer fait perdre à Jeanne tous ses droits à une pension, d’autre part comme on a pu le constater lavandière n’est pas un métier de tout repos. De 1944 à 1963, elle "batouille" au lavoir de Gerfleur pour enfin, à 70 ans, lâcher la main et toucher une retraite misérable. Mais neuf ans plus tard, son destin va basculer. En 1972, un publicitaire qui la connait, car il passe ses week-ends près de chez elle, a une idée insolite. Alors que la pub a tendance à mettre en scène des pin-up, il va associer la rusticité, l’efficacité et l’authenticité de la vieille et sympathique lavandière à la modernité d’une nouvelle machine à laver. Cette campagne de pub connait  un énorme succès. Six autres suivront et les ventes  feront un bond considérable. Mais la nouvelle vedette, c’est  surtout la Mère Denis, qui passe de l’anonymat à une formidable notoriété à tel point qu’en 1982, à l’occasion de la publication de ses mémoires, elle est invitée à Apostrophes et Paris Match la désigne comme personnalité la plus marquante de l‘année ! En 1983, la marque s’engage à lui verser une rente viagère. Geste apparemment généreux, mais si l’on tient compte des bénéfices énormes engrangés, c’est le pactole pour la marque!   Pressentie par Louis Malle pour incarner Martha, la mère de Milou, dans "Milou en Mai", la Mère Denis meurt avant le tournage le 17 janvier 1989, âgée de 96 ans. Quand tant de vedettes tombèrent dans la misère et l’oubli après avoir connu la gloire, la Mère Denis quitta la vie après avoir fait le chemin complètement inverse ! "Ça, c'est ben vrai, ça !"

Tous mes respects mesdames.

 

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